Une histoire de Trick (1/2)
- Publié le : 21/05/2021
- Auteur : Sly Clinton
Shred O mètre: 788pts
Laser Flip,
ou la puissance cosmique de Tina Turner
Partie 1/2
- Bon, t’es prête ? Après le run de Laura c’est à toi !
- Déstresse Sly, je suis sereine. Elles sont balèzes mais je vais tout donner.
L’essence même du sport, c’est la compétition. Essayez donc de me prouver le contraire ; même moi, Sly Clinton, éternel branleur, symbole universel du chill, j’ai fini par y croire. Alors, plus complexe encore, essayez donc de dire à la personne sur le point de commencer son run qu’elle n’est pas là pour gagner ; elle vous enverra chier direct.
C’est ce qu’elle a fait d’ailleurs, avant que je comprenne la force, la confiance, la mentalité.
- Okay Bootsie, j’ai foi en toi, mais rappelle-toi que t’es là aussi pour te faire plaisir.
- Je l’ai déjà pris mon plaisir, je suis là pour me dépasser j'te dis !
Bien sûr que le sport porte des valeurs d’entente, d’esprit d’équipe, de réunion, d’accepter l’autre. Bien sûr. Le sport transcende les athlètes de bien des manières. Aucune, cependant, n’élève plus le corps ou l’esprit que la compétition ; car les routes qui mènent à la victoire sont multiples, mais longues. Pour achever notre but, nous devons nous surpasser.
C’est alors que jaillissent les moments légendaires ; de celles et ceux qui nous inspirent au quotidien.
Et c’est terminé pour le run de Laura Silva ! On l’applaudit bien fort ! La dernière participante s’est qualifiée lors des tournois amateurs !
Car la véritable victoire n’est pas toujours où nous l’attendons.
- Bon allez je te laisse, je vais prendre des photos.
- Hé, Sly ?
- Oui ?
- Faites un tonnerre d’applaudissement pour Bootsie !
- Il est aussi pour toi ce run.
Au-delà du sport, au-delà de la vie, laissez-moi vous conter l’histoire de Cynthia " Bootsie " Whitelaw.
C’est parti, elle s’élance !
*
Le soleil pacifique s’invite entre les rideaux de ma chambre victorienne. Je souris avant même d’ouvrir les yeux. J’ai rarement la pêche dès le matin comme ça, mais cette journée s’annonce particulièrement agréable ! Vancouver bouillonne depuis deux jours, chauffée à même le sol par d’innombrables planches en mouvement, et l’effervescence ne fait que commencer ; les meilleurs crews débarquent ce mercredi pour s’entraîner avant le Slam City Jam, et je vois déjà l’acier et le béton du centre-ville fondre sous leurs tricks acérés.
Je me lave en vitesse, me sape comme un prince grâce aux vêtements sponsos des potes, et descends prendre le petit-dèj au rez-de-chaussée du Bed & Breakfast. Brian est déjà là, tasse de café remplie à ras bord et toutes les protéines du monde dans son assiette. Je l’imite volontiers : on va crapahuter toute la journée, et les pancakes de la proprio déchirent.
Chacun développe son petit programme pendant que l’autre engloutit des œufs brouillés et du bacon.
Y’a beaucoup de spots Downtown, mais faut pas sous-estimer les parcs à la périphérie. À vingt skateurs, t’es forcément plus tranquille pour passer tes lignes.
C’est pas la moitié d’un con Brian. On sort nos cartes, et on note les emplacements les plus probables.
Avant de partir, je vérifie que j’ai bien tout pris : flotte, walkman, une chouette collection de CDs, appareil photo, dollars canadiens, et un papelard avec tous les numéros importants, le plus précieux étant celui de MP, Marie-Pierre pour les intimes, une pote de Brian qui bosse dans le skateshop le plus renommé de Vancouver, et qui voit donc défiler une bonne quantité de lascars aux pieds agiles. J’ai tout pris, let’s go !
Dans le métro qui serpente de quartiers en quartiers, on tchatche des têtes connues qu’on aimerait croiser. Pour Brian, ce serait Rune Glifberg, même s’il faudra se lever tôt pour le voir sur des spots de street ; dans un bowl, y’a moyen. J’acquiesce, j’ai eu l’occasion de le voir une fois, une seule, mais c’était le feu.
- Pour ma part ce serait Jamie, que je fais avec des étoiles dans les yeux.
- Jamie ? Jamie Thomas ?
- Non non Jamie Hendrix… Ben évidemment Jamie Thomas, qui tu veux qu’ce soit d’autre ?
- Je sais pas, Jaime Reyes est balèze aussi !
- Je le connais pas lui.
- C’est une femme.
- Ah. Je connais que Steamer en meuf qui skate.
Brian m’explique que cette année y’a une compétition de vert féminine en plus de la compèt’ de street, que Steamer a justement gagné l’année dernière.
Faut que t’ouvres un peu tes chakras Sly ! qu’il conclue en me faisant un signe d’œillères qui s’enlèvent.
Mmh. J’ai pas vraiment de raison de le contredire ; n’empêche que je doute que Jaime Reyes ait le même niveau que Jamie Thomas.
Je descends du métro un peu plus tard que Brian, pour visiter Downtown. Bigger, Better, Faster, More ! des 4 Non Blondes tourne à une vitesse phénoménale dans le walkman. Le premier truc qui me frappe en me baladant parmi la myriade d’immeubles bien trop grands pour que j’y réside – enfin, pas le penthouse avec le rooftop quoi -, c’est la quantité phénoménale de spots à leurs pieds ! Y’a juste du rail, des ledges et des sets PARTOUT. Je repère des coins qui mériteraient d’être immortalisés par, je sais pas, un mec comme Eric Koston, un louveteau bien balèze quoi !
Le problème, c’est qu’après 2 heures à déambuler entre Chinatown et le Waterfront, j’en croise pas quinze mille des louveteaux à la Koston – appelons ça des louve-tons. J’en croise même zéro.
Mmmh. Je me suis peut-être un peu trop avancé sur le réveil matinal des athlètes urbains. Je checke ma carte de la ville ; je suis pas très loin de chez MP. Elle aura sûrement un ou deux tuyaux dans sa besace pour le meilleur photo-journaliste du moment ; si je peux en avoir un ou deux aussi, c’est cool.
Cabine téléphonique. Ca sonne. Répondeur. Me voilà sur la route du skateshop, en espérant qu’elle taffe, avec What’s Going On de Marvin Gaye en toile de fond pour agrémenter le trajet. Si y’a UN album qui fonctionne dans toutes les villes, c’est bien celui-là.
Marie-Pierre a pas l’air extrêmement débordée quand j’arrive ; à l’image du shop et du quartier, elle dégage une vibration tranquille, sereine. Ca fait du bien. On se capte du regard, elle me fait signe qu’elle a bientôt fini et qu’on se fume une clope après. La cliente à la caisse a un gros poste radio-cassette à ses pieds. Classe.
Salut mon Sly ! qu’elle me fait après la transaction. C’est mon lunchbreak là, tu m’accompagnes ?
- Let’s go, je lui sors dans un québécois parfaitement maîtrisé.
On prend des nouvelles autour d’une mousse bien fraîche. On s’est pas vu souvent, mais j’ai l’impression d’être en face d’une vieille amie. Ma vie n’a pas changé, ça la fait rire. La sienne, un peu plus. À partir de cet après-midi, ce sera le rush au magasin jusqu’à la fin du week-end.
- Des pros ?
- Non justement, plutôt des amateurs ! En vrai, pour des évènements comme ça, les sponsors prévoient tout à l’avance, ça demande une organisation de malade ! J’ai un pote qui bosse sur l’installation des éléments du park au Coliseum, mais laisse tomber, c’est encore plus gros que l’année dernière ! On s’en rend pas compte à l’extérieur. Le monde évolue, et le skateboard avec.
J’acquiesce, pensif. J’ose même pas lui dire que j’étais pas au courant du Vert Women Contest.
- Ah par contre en pro ce matin, juste avant que t’arrives y’a Jaime qui est passée, c’était trop cool !
- Sérieux, t’as vu Jamie Thomas ?
- Ben non, Jaime Reyes !
- Mais qu’est-ce que vous avez tous avec Jaime Reyes ?!
- Tu la connais pas ? For fuck sake Sly, renseignes-toi ! Elle a fait la couv’ de Thrasher, elle a un niveau de ouf ! Cette année en street, c’est elle ou Steamer !
- C’est elle qu’était là avec le gros poste radio-cassette ?
- Non, elle est pas pro, elle est passée déposer des flyers pour un contest amateur et me demander si y’avait des spots cools dans le coin. Enfin bon, vu la gueule de sa planche, elle est pas venue là pour glacer les donuts si tu vois ce que je veux dire.
- Je comprends l’image ouais.
- Tiens, je te file un flyer, ça se passe demain, il y aura des belles photos à prendre à mon avis ! Vous créchez à Burnaby avec Brian c’est ça ?
- Ouais, dans un Bed & Breakfast ! que je dis avec émotion en repensant aux pancakes matinaux, et en réalisant que j’aurai dû grailler un truc au lieu de descendre deux bières.
- Le Confederation Skatepark devrait pas être trop loin de chez vous, ce serait con de pas y aller ! je suis sûre que ça va t’inspirer de voir des femmes skater !
- Mmmh, c’est pas vraiment ce que j’avais prévu… On a un programme assez chargé.
- Bon sang ouvre un peu tes chakras Sly !
- Non mais arrêtez avec vos chakras, vous vous êtes passés le mot avec Brian ou quoi ?!
- Fais-nous confiance, on est canadiens ! Bon je te laisse, ça va être le rush dans pas longtemps au shop, tiens, là y’a dix, douze, douze dollars et demi, mets au bout et oublie pas le pourboire ! See ya later !
Le flyer est au milieu de la table. Je réfléchis une longue seconde.
Attends MP ! La Radio-Flyer-Girl, tu lui as dit où skater dans le coin ?
*
Sixième chanson de Mother’s Milk des Red Hot, dernier spot des recommandations de MP. Si je vois pas la Radio-Flyer-Girl, j’abandonne. Pas que j’en ai envie maintenant, mais je suis pas venu trois jours avant le Slam City Jam pour voir des places vides de roulettes bordel !
Manque de pot, quand j’arrive sur la place en briques rouges et lisses, en dessous du pont autoroutier – urbanisme nord-américain, évidemment -, je suis seul. Taste the Pain chante Anthony Kiedis.
Goûte la douleur indeed.
Cerise sur le dépit, le son se coupe avant le solo de trompette. Plus de piles dans le walkman. Pfff.
Je me roule un mini-joint avec la beuh de Brian. Je cale ma tête dans mes genoux, assis sur les plus hautes marches de la place rouge. Pffff. Je suis sûr que Brian est avec Muska, entouré de pros, et qu’il garde pour ses yeux les sessions divines des meilleurs skaters mondiaux.
Ca craint.
Un petit air de guitare me tire de mon mal-être. J’entends une voix de femme au loin ; je tends l’oreille.
You know, every now and then, I think you might like to hear something from us… Nice, and easy…
C’est une voix que je connais ça.
But there’s just one thing you see, we never, ever, do nothing nice and easy.
Ca ressemble à du Tina Turner.
We always do it nice… And rough !
C’est Tina Turner ! Mais y’a une voix en plus. Je lève la tête.
La Radio-Flyer-Girl qui chante et son radiocassette.
We’re going to do the finish rough… This is the way we do Proud Mary.
Elle s’élance, prend de la vitesse.
And we’re rollin’, rollin’…
Elle cale un Heelflip, roule, cale un Shove-it. Elle assure.
And we’re rollin’, rollin’…
Varial Heelflip. Quoi ?!
Big wheel keep on turnin’…
Elle place un Frontside Shove-it, non mais QU’EST-CE QUI SE PASSE ?!
Proud Mary keep on burning…
J’ose même pas sortir mon appareil. Je suis scotché. Elle fait ça, genre, le plus naturellement du monde.
Rolling ooon the riiiver…
Le son décolle et elle continue, mais vraiment, elle ne loupe pas un seul flip ; Heelflip, Shove-it, vitesse. Je suis bouleversé comme le caméraman de Rodney Mullen.
Proud Mary se finit, et j’ai tellement envie d’applaudir devant ce spectacle, sauf que j’ai pas le temps, j’entends le riff de Nutbush City Limits qui pulse du radiocassette, et là j’ai le réflexe de sortir l’appareil à capturer le présent.
Bel instinct de photographe ; elle s’éloigne de la place, prend beaucoup de vitesse, saute du haut des marches, et twiste sa planche comme si elle voulait faire un Varial Heelflip et un 3-60 Frontside Shove-it en même temps. Je déclenche l’appareil au moment où elle vole au-dessus de sa planche, comme une cosmonaute ; le pétard de Brian contamine mon système nerveux, son extension technologique, et le flash de l’appareil illumine la chute violente de la Tina Turner du skateboard.
Oh putain, are you okay ?
Je cours vers elle. Radio-Flyer-Girl est étendue sur le dos, les bras écartés et la tête vers le sol.
- Ca va okay ? que je fais en canadien mixte.
Ses yeux partent du ciel vers les miens.
- Bien sûr que ça va ! Tu m’as pris pour une blonde du nord ?
- Mais… T’es française ?
- Non je viens de Baton Rouge, Louisiane. Toi t’es français par contre.
- Comment tu sais ?
- Tu t’approches des femmes que quand elles tombent.
J’ai rarement eu le sifflet coupé, mais à ce moment précis, j’ai fermé ma gueule.
Pleure pas d’Artagnan, c’est juste une vanne. Tu m’aides à me relever maintenant que t’es là ?
Elle me tend la main ; je m’exécute.
- Merci. Tu t’appelles ?
- Sly. Et toi ?
- Bootsie. Bootsie Whitelaw.
- Fin de la partie 1 -
Suite dans le numéro 5 !
↑ Sly durant le Slam City Jam ↑
Sly Clinton, né à New Yeurk City, compte parmi les plus grands auteurs de romans skatebeurdistiques (Trois jours sur le spine, Retour au LOVE Park, Deux kickflips et toi, Waxe-moi si tu peux). Après ses études d'ingénieur aéronautique, il se reconvertit en danseur étoile. Cependant ses torticolis chroniques l'obligeront à abandonner sa carrière prometteuse et à vivre dans la rue, plus précisemment sous la rampe d'un vieux skatepark en métal rouillé. Il commencera alors à écrire en gravant ses textes sur ses canettes de bières à l'aide d'un caillou. Il vit maintenant à Ricarville, avec sa femme et ses trois enfants.
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